Vive la vélorution!
Des cyclistes ont entrepris d'implanter à Montréal un mouvement né à San Francisco
Le Devoir
6 septembre 2006, p. A1
Deglise, Fabien
Laurence Jacob-Roy aurait eu 21 ans le 22 septembre prochain... si elle n'avait pas perdu la vie sur la route, à vélo, en juin dernier dans
l'ouest de la ville. «Ça s'est passé très vite et bêtement aux abords d'un chantier de construction qui n'avait pas été aménagé pour assurer la sécurité des cyclistes», raconte Jasmine Bergeron, l'oeil tremblant..
De cette amie disparue, la jeune fille conserve sans doute l'image d'unsourire, d'un regard ou d'un timbre de voix. Elle porte aussi désormais sur un t-shirt fait à la main son nom en lettres carrées chapeautant sobrement deux dates: «1985-2006», selon la formule consacrée. Histoire de mieux se souvenir de cette autre victime de la route, dont le décès vient désormais apporter un peu plus d'eau au moulin du groupe de cyclistes urbains militant pour une ville mieux adaptée aux vélos, auquel Mme Bergeron revendique son appartenance: les «vélorutionnaires».
Le mouvement, qui a vu le jour à San Francisco en 1992, semble vouloir doucement s'implanter à Montréal depuis 2002, où ces adeptes de la «vélorution» - c'est le concept qu'ils mettent de l'avant - se réunissent régulièrement pour prendre le contrôle des rues de la ville. L'événement, baptisé «Masse critique», prend racine les derniers vendredis de chaque mois à 17h30, au carré Phillips. Beau temps, mauvais temps. Été comme hiver.
Étrangement confidentiel, il vise à sensibiliser, avec un regroupement semi-spontané d'adeptes de la pédale déambulant en meute sur les grandes artères de la métropole, l'opinion publique et les politiques aux revendications des cyclistes urbains, espèce menacée par les autos, les nids-de-poule, les chantiers de construction, et négligée par l'administration municipale, selon eux.
«Si la ville avait été pensée en fonction du vélo et des piétons, plutôt que des voitures, l'accident qui a coûté la vie à Laurence Jacob-Roy n'aurait jamais eu lieu», résume Claudine Gascon, une autre vélorutionnaire rencontrée la semaine dernière sur la terrasse d'un café situé au bord d'une piste cyclable. «Il y a du potentiel ici pour donner plus de place au vélo. Mais, visiblement, personne ne veut exploiter ce filon.»
La ville sur deux roues
Pour les vélorutionnaires, la cause est entendue: pour le bien de la
planète, pour lutter contre le réchauffement, pour réduire les tours de taille et accroître le bonheur intérieur brut des Montréalais, les pistes cyclables devraient se multiplier dans la ville. Mieux, le métro et les trains de banlieue pourraient faciliter le transport des vélos pour inciter ceux qui viennent de loin à faire ce choix de vie, aux dépens de la voiture. Les autobus de la ville gagneraient aussi à présenter sur leur face des porte-vélos, comme dans d'autres villes (Vancouver et Chicago, par exemple), où les cyclistes seraient mieux traités.
Dans les rues, les vélorutionnaires demandent un peu plus de respect de la part des automobilistes, pas assez sensibilisés à leur cause, disent-ils, mais aussi de la Ville «qui n'entretient pas assez la chaussée [en comblant les innombrables nids-de-poule] pour la rendre sécuritaire à vélo», souligne Jasmine Bergeron. Elle évoque aussi en rafale la présence de grilles d'égout trop enfoncées dans le bitume, la fermeture des voies piétonnières des ponts à l'automne, le manque de stationnement pour bicyclettes, l'ignorance des responsables de chantiers de construction ou encore la multiplication des gros véhicules comme autant de freins au
développement de la pratique du vélo en ville à des fins utilitaires,
sportives ou divertissantes.
Se faire entendre
C'est avec en tête cette liste de revendications, loin d'être exhaustive, que les vélorutionnaires descendent dans les rues depuis la création de ce mouvement. Aujourd'hui, plus de 300 villes à travers le monde comptent une cellule de vélorutionnaires qui, régulièrement, marquent leur présence dans leur environnement urbain.
«Le principe est simple, résume Claudine Gascon. Nous faisons un tour de ville de deux heures en restant regroupés. Après quoi, tout le monde rentre chez soi»... non sans avoir bien sûr intrigué les passants et fait rager quelques automobilistes pressés. Mais comme le veut l'un des adages adoptés par ces cyclistes en colère: «Ce sont les voitures qui empêchent les vélos de circuler. Pas le contraire!»
L'événement attire de 50 à 60 cyclistes chaque mois. Il est aussi pour le moment bien toléré par la police de Montréal, et ce, malgré une réglementation «absurde», estiment les vélorutionnaires. En substance, la circulation de cyclistes côte à côte dans la ville est interdite. Même chose pour les déplacements en groupe, qui ne peuvent dépasser 15 personnes, forcément en file indienne pour «ne pas nuire à la fluidité de la circulation», indique Nathalie Valois, de la division sécurité routière du SPVM.
Lors de la dernière édition, toutefois, trois participants ont été arrêtés peu de temps après le départ de cette caravane de deux roues. Un geste dénoncé vivement depuis par les participants à cette «marche» à vélo.
«Nous attendons de voir à la prochaine Masse critique, dit Mme Gascon, mais nous croyons que cela était circonstanciel. Cette journée-là [le 25 août], il y avait beaucoup de trafic dans la ville à cause du Festival des films du monde, de la course de voitures et de travaux sur plusieurs artères. Dans ce contexte, il se peut que les policiers aient eu moins de patience.»
Une masse à développer
Pour la militante pro-bicyclette de longue date, Claire Morissette,
auteure de l'essai Deux roues, un avenir (écosociété) et adepte d'une «amsterdamisation» de Montréal (en référence à la ville néerlandaise où le vélo est roi), le fond de cette manifestation est aussi pertinent qu'incontournable dans une société de plus en plus tournée, dans le discours public, du moins, vers des valeurs écologisantes. «Il y a toujours du travail à faire pour satisfaire aux revendications des cyclistes», dit-elle. Mais elle déplore «dans la forme [...] l'absence de travail sérieux pour la mobilisation», qui pourrait faire de cette rencontre mensuelle la véritable masse critique qu'elle prétend être.
«Ce n'est pas facile, commente Jasmine Bergeron. Ce mouvement n'est pas vraiment organisé. C'est très spontané, en fait. Il n'y a pas de leaders et nous n'en voulons pas, d'ailleurs. Il n'y a pas non plus de lieu de diffusion de nos revendications.» «Les gens en entendent parler par le bouche-à-oreille ou encore par des annonces sur des babillards dans les universités», ajoute Yann Louvel, étudiant en sciences de l'environnement à l'UQAM et fidèle de ces balades revendicatives sur deux roues. «Mais c'est sûr, la vélorution mériterait d'être plus connue.»
Claudine Gascon le croit aussi, elle qui parle du vélo avec des traces
d'huile à chaîne sur les avant-bras et la conviction que son «mode de vie» gagnerait à être adopté par tous, et ce, 365 jours par année. «Le vélo en hiver, c'est génial», dit-elle.
La vélorution, à cette époque-là, l'est toutefois un peu moins. «C'est sûr, on est moins nombreux [le dernier vendredi des mois de novembre, décembre, janvier, février et mars]», ajoute la jeune étudiante en architecture. «Et c'est peut-être ce qui joue contre nous.» Chaque printemps, la recherche de nouveaux cyclistes grégaires et en colère est toujours, après les mois réglementaires d'hibernation, à recommencer.